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Le fondement immémorial de l'école de chant Manuel Garcia

Ainsi que le déclare en 1889, le musicologue Constant Pierre, la voix des femmes, au cours du siècle, avait moins changé que celle des hommes qui, amputée peu à peu du registre de fausset-tête, avait été tenue, avant l'invention de l'enregistrement hélas ! de se plier au dogme désormais établi de la différence d'octave entre les sexes. Différence que les chanteuses lyriques seront tenues de renforcer lorsque l'enseignement des conservatoires leur interdira ce registre de poitrine désormais abandonné avec condescendance aux chanteurs populaires... De vieilles cires permettent, certes, d'entendre des voix de femmes encore formées à la vieille école, certaines sans aucun doute par Garcia lui-même, de ses élèves ou par sa sœur Pauline ; leur son de base est appuyé profondément, sans vibrato, clair et énergique ; l'étendue du registre de poitrine dépasse parfois l'octave, ce qui rend justice à Vivaldi qui déclarait "qu'il n'y avait point de chant noble sans une octave de voix naturelle".
Il est presque inimaginable que ceux qui se chargent des reconstitutions de l'ancien répertoire ne cherchent pas à retrouver le secret d'une maîtrise aussi exemplaire des deux natures de la voix ; maîtrise qui, d'ailleurs, était aussi exigée des voix masculines (en particulier de ce ténor contraltino doté de notes graves), lorsque les précautions prises au moment de la mue avaient permis de conserver une partie du registre de fausset-tête.
La confusion est telle dans un domaine où pourtant le chant populaire de presque tous les peuples était versé, que sans l'exemple concret directement manifesté, il paraît aujourd'hui impossible de se faire entendre par le seul discours.
Certes, Garcia lui-même ne pouvait pas en fin de siècle, étant donné les exigences du nouveau répertoire, enseigner, du moins aux hommes, tel qu'il avait enseigné en 1835 ! La tension désormais imposée aux hommes dans la partie aiguë du premier registre avait entraîné le recours bientôt systématique, au sombrage qu'on nommera "couverture du son" et au placement de ce registre viril en tête et dans l'arrière-nez afin de l'étendre vers un aigu réalisé aux dépens du grave : ce que précisément l'école ancienne condamnait au nom du naturel qui part de l'énergie de la poitrine comme chez le rossignol, sonne clair et porte loin la parole.
Dans l'édition de 1901, Garcia fait une discrète allusion aux impératifs de "la mode" ; pourtant il n'élimine pas de son livre les exercices destinés au passage d'une voix à l'autre pour les deux sexes et sans différence d'octave. La zone où il est possible de prendre une voix ou bien l'autre est en effet la même pour les deux sexes, sans différence d'octave ; il n'y a plus que des différences individuelles. De même, Garcia n'enlève pas les références aux chanteurs célèbres de jadis qu'il avait connu et admiré et qui utilisaient des registres fort divers leur permettant parfois d'être entendus sur trois octaves de voix... Le célèbre médecin laryngologue Bennati n'était-il pas lui-même un de ces chanteurs virtuoses ? Comment Garcia aurait-il pu oublier que son père qui avait créé le rôle gracieux d'Almaviva avait aussi créé celui d'Othello qui comporte de nombreuses notes plus graves que le rôle du don Juan de Mozart qu'il avait aussi chanté, sa voix étant par le bas, celle d'un "fort baryton" ? Comment aurait-il pu oublier que sa sœur Maria dont la voix montait et descendait en poitrine aussi haut et aussi bas que celle d'un ténor aigu avait osé chanter le rôle d'Othello, elle qui avait aussi été une charmante Rosine ? Comment aurait-il pu, maintenant que le rôle de la Somnanbule était confié au soprano léger ne plus se souvenir du chant de la créatrice, cette admirable Pasta qui, si souvent, avait obtenu un égal succès dans les rôles de soprano dramatique ou de contralto ? Comment aurait-il pu cesser d'être de tout cœur avec sa sœur Pauline qui enseignait encore à Paris et qui, elle aussi tragédienne sublime, avait tout chanté, Orphée, Norma et la Somnambule ?
La délivrance de tant de possibilités extraordinaires ne résultait d'ailleurs pas seulement d'un exercice physique obstiné conduit par une fermeté thoracique admirablement développée, mais aussi de la quête perpétuelle, exaltante de l'Idéal, du Beau et du Vrai souvent puisés à même la vie et qui, dans l'homme, résident dans ce qu'on nommait "le foyer de l'âme", source de tous les élans de l'Etre.
Le fondement immémorial de l'école de chant Manuel Garcia est d'être une école basée sur l'étude en conscience et en acte des "mouvements de l'âme". Les diverses émotions, les passions y sont observées au niveau de leurs effets sur le souffle, sur les organes divers qui concourent ou paraissent concourir à la phonation et à l'élaboration des différents timbres de la voix, sur la pantomime qui, d'un point de vue visuel, résume le tout et complète l'unité de la manifestation artistique. Il est conseillé à l'Acteur de s'inspirer de représentations imaginaires puissantes et bien choisies susceptibles de lui permettre d'accéder à une vérité dramatique intense.
Nous verrons plus loin que cette étude nécessairement fort longue de la vérité expressive à laquelle est réservée la seconde moitié du livre (50 pages sur 100) est déjà préparée par les observations préliminaires du mémoire de 1840 et par les principes qui animent les premiers exercices du livre.
En 1901, Manuel Garcia avait encore quelques années à vivre puisqu'il mourra en 1906, à l'âge de 101 ans. Dans cette édition de 1901, en guise de dernier avertissement, Manuel Garcia parait prendre congé en évoquant cette tâche "ingrate" qui fut la sienne et par laquelle il tenta de fixer des vérités qui, le plus souvent, ne sont manifestées par l'artiste que grâce à son "instinct".
Ici apparaît l'homme de science qui a tenté de joindre à l'étude de la physiologie en plein progrès au cours du siècle, celle que nous appellerions aujourd'hui la psychologie des profondeurs ; celle-ci, toutefois, étant pour lui, indistincte de ces manifestations physiologiques les plus immédiates, les plus spontanées, les plus reliées à cette "Unité" de la vie et de l'art à laquelle un paragraphe du livre est consacré.
En prenant congé avec comme une ombre de tristesse bien compréhensible, Manuel Garcia s'adresse à ceux qui poursuivront son étude qu'il sait depuis toujours à jamais incomplète, puisque ces "mouvements de l'âme" qu'il a étudiés et diversifiés avec un sens de l'observation psychologique vraiment extraordinaire, il n'ignore pas qu'ils sont innombrables et sans cesse recréés autrement par tous ces êtres, acteurs, chanteurs ou ni l'un ni l'autre, qui les vivent et les manifestent dans une même Unité.
Il y a aujourd'hui une étude minutieuse qui mérite d'être entreprise avec ce maximum d'objectivité et de finesse mêlées dont Garcia fit preuve dès les premiers principes déclarés de son Ecole en distinguant pour le registre de fausset-tête comme pour celui de poitrine, le timbre clair et le timbre sombre.
Cette autre dualité de base conduisant à de nombreux exercices n'est d'ailleurs pas sèchement mécanique : sa raison d'être étudiée et maîtrisée avec toutes les nuances imaginables, repose, comme toujours chez Garcia, sur une observation relevant du domaine de l'âme et qui, à elle seule, détermine une méthode de travail destinée à développer un grand esprit de finesse et un regard intense sur les divers états émotionnels. Cette donnée sensible est la suivante : toute émotion, toute passion, toute action mettant en jeu un mouvement de l'âme "clair" doivent être exprimées par une des nuances du timbre clair ; tout mouvement de l'âme "sombre" doit être exprimé par une des nuances du timbre sombre. Si, d'une manière générale et pour des raisons unitaires qui accordent le psychologique et le physiologique, le timbre clair, favorable à l'intensité et à l'éclat, se manifeste le col plutôt levé, parfois même renversé en arrière comme dans une tragédie antique ("timbre déchirant de poitrine" dit Garcia), le timbre sombre, lui, se manifeste le col baissé, le menton sur la poitrine pour entraîner, correspondant à un état psychique déterminé, une sorte de grossissement de la voix dû au maintien du larynx en bas et qui, nous dit Garcia avec insistance, ne détermine aucunement sa "puissance" (sauf en disque ... ) et même parfois peut conduire à sa "sourdité", et à son absence quasi totale de portée.
Col relevé, col baissé, sont déjà deux détails révélateurs des multiples figures de la pantomime et de la gestuelle la plus spontanée qui les accompagne et les complète. Ces observations judicieuses avaient été faites par les maîtres des siècles précédents, qui les transmettaient par l'intériorité comme par la maîtrise des sensations organiques, au prix d'une longue étude. Il est aisé de comprendre, étant donné les valeurs essentiellement extraverties transmises par la déclamation et le chant dramatique occidental, pourquoi le timbre clair qui correspond d'ailleurs à plus de jeunesse et d'ouverture était jadis le timbre de base offrant déjà tant de modalités qu'il n'était pas permis de s'en éloigner sans des impératifs liés au sens. Quant au timbre sombre, col baissé, par un de ces phénomènes culturels qu'il serait trop long d'analyser ici, il est devenu la règle des écoles dites "classiques" depuis un long temps déjà ... A tel point qu'on reconnaît le chanteur classique - n'est-ce pas aberrant ? dès les premiers sons émis, quoi qu'il interprète. Et on assiste, au théâtre, à d'innombrables contresens que Garcia a dénoncés à l'avance ; contresens gommés, il est vrai, par le fait que ce timbre sombre exagérément porté en tête et à l'arrière du nez se révèle le plus souvent tellement impropre à laisser passer une claire parole qu'on ne se trouve guère en mesure de juger s'il est aussi impropre ou non à exprimer l'action dramatique en cours et l'état d'âme qui lui correspond. Veut-on un exemple ? Ce grand air du Barbier de Séville qu'on entend si souvent chanté avec cette voix rengorgée, cherchant le volume, Garcia demande qu'on l'entonne avec le timbre clair éclatant. Pourquoi ? Eh bien ! parce que la voix rengorgée donne ici, même y mêlant une joie saine, une indéniable impression de fatuité ; or la joie du Barbier de Séville est pure énergie, c'est une joie libre comme l'air, claire et légère. La liberté ne se rengorge pas.
Certes, en 1901, la tentation d'étudier la voix d'un point de vue mécaniste était déjà active avec toutes les réductions qu'elle implique. Et si Richard Wagner, grand acteur lui-même, avait recommandé l'étude du livre de Garcia pour la formation de ses chanteurs : n'en doutons point, c'était parce qu'il y avait perçu une donnée idéale qui, sans aucun doute, lui échappait à lui-même en partie. Certes il n'avait pas besoin pour son art de tout le contenu de la méthode et sa déclamation qu'il voulait parfaite ne put être réalisée sans une couverture exagérée du son qu'il ne souhaitait pourtant pas et qui, même à Bayreuth, la perturbe grandement.
En 1901, en réalité, le livre avait quelque chose d'anachronique depuis déjà plusieurs décades.
Publié pour la première fois en 1841, il maintenait comme un lien subtil entre l'école du XVIIIème siècle dont son père et lui-même avaient recueilli l'enseignement auprès des maîtres encore en vie et les diverses manières qui épousaient le courant romantique.
Ne nous y trompons point : la démesure romantique et, en particulier, l'étendue extraordinaire tous registres attendue des voix humaines étaient héritées de l'époque précédente dont toute une partie du répertoire demeure, aujourd'hui, inaccessible à nos chanteurs de renom.
En rapport immédiat avec cette étendue vocale du chanteur virtuose, rappelons que le chanteur romantique était encore tenu de savoir improviser et qu'il était souvent jugé sur son aptitude à accroître par ses "coups de folie", par ses "actes de délire" (tels sont les termes en usage) le sens dramatique de telle ou telle situation. Si Rossini avait tenté de ramener le chanteur à la règle qui jadis stipulait que lors de sa première apparition, le thème devait être présenté tel que le compositeur l'avait fixé, il n'avait certes pas mis un terme à cette faculté inventive sans laquelle, en son temps, aucun chanteur ne pouvait accéder à la renommée. Et l'école Garcia est faite pour un tel chanteur acteur. Ce qui a peu à peu transformé le chanteur délivrant les accents de son âme en simple instrument d'un orchestre lui-même de plus en plus discipliné : c'est précisément l'alourdissement d'une science harmonique démultipliant les dissonances, ne ménageant plus nul repos, enserrant l'acteur dans le réseau d'une instrumentation lui interdisant toute initiative.
Or, en 1901, tout était accompli et cette épaisseur orchestrale avait depuis un certain temps déjà, exigé un nouveau type de chanteur : en plus robuste, en plus vaillant, et plus profondément appuyé en poitrine et davantage fidèle au langage... à peu près celui que nous connaissons aujourd'hui. Cette robustesse, cette fermeté, cette vaillance, héritées de la vieille école ne pouvaient se maintenir sans la légèreté, l'agilité et la grâce qui, elles aussi, faisaient partie intégrante de cette école que Manuel Garcia proposait encore en ce début du XXème siècle. Cette école était encore basée sur la connaissance des styles présentés en fin d'ouvrage. Ces styles, universels, immémoriaux, déterminés par les états d'âme humains allant du sacré au bouffe, en passant par l'héroïque, le charme (style de grâce et de manière), le monosyllabique tragique etc. étaient déjà en passe d'être remplacés par le formalisme de systèmes musicaux qui, se développant en marge de la nature et de la vie allaient anéantir tant de si subtiles différenciations et imposer un son uniformisé, passe-partout !...
Certes, ce retour naturel des choses disparues fait qu'on peut, sans risque d'erreur, imaginer que l'acteur-chanteur recouvrera dans un futur peut-être tout proche ce droit à l'expression profonde et à l'invention. Mais cette invention obéira nécessairement à d'autres données musicales que celles qui sont consignées dans le livre. Le Beau Idéal, émanant d'un profond sentiment d'unité, propose à chacune de ses manifestations, un visage nouveau. Et les reconstitutions d'ouvrages de l'époque baroque ou romantique ne parviennent pas à ressusciter le souffle particulier qui favorisait l'invention de l'acteur et générait toute une mise en scène spontanée qui ne correspond plus à nos enfermements formalistes.
Par contre, nous l'avons dès l'abord affirmé : le livre de Manuel Garcia est un puissant livre de vie ; il est le témoignage fervent laissé, à l'époque scientiste, par un savant authentique dont les dons d'observation ne tentèrent jamais d'éloigner ces données relevant de l'indéterminé, du mouvement, de l'insaisissable et qui font qu'aujourd'hui même, si d'un côté la psychologie ne parvient pas à être reconnue comme science à part entière, d'un autre côté les sciences dites exactes sont en passe de reconnaître les effets de tout un jeu d'influences psychiques diverses susceptibles de donner un sens à la part d'indétermination et d'erreur qui accompagne inexpliquablement l'expérimentation la plus rigoureuse et la plus répétitive en apparence.
La méthode scientifique de M. Garcia consista précisément, dès que les aspects mécaniques d'une manifestation vocale étaient saisis, à observer que ces réalités pouvaient être étendues, réduites par le jeu intime des émotions, des passions, jusqu'à leur plus complet renversement toujours susceptible de réduire à néant le but recherché. C'est cette forme supérieure de l'objectivité qui conduisit Garcia à, sans cesse, mettre en garde contre l'excès sans cependant l'exclure si le sens psychique, si le "mouvement de l'âme" l'exigent. L'école Garcia n'est pas au service de cette esthétique du "son pour le son" qui n'apparaît qu'aux époques de moindre création et de rabâchage d'ouvrages dont le sens est comme usé, dont la parole n'intéresse plus. Cette esthétique là, toujours uniformisatrice, néglige cette primauté du langage que tous les grands maîtres, compositeurs ou chanteurs du passé, ont sans cesse proclamée dans leurs écrits et enseignée.
Rappelons que le public de jadis était un public chantant et récitant, qu'il était, même encore illettré, animé par une vaste culture commune et que ces "mouvements de l'âme" ne l'atteignaient que s'ils étaient sincères et le touchaient au plus profond de lui-même, de son être. Ce public que l'on dit indiscipliné était aussi un public exigeant qui, sur le plan du Beau Idéal et du sens, demandait beaucoup. Il était sans cesse déçu, ne retenant habituellement d'ouvrages, que nous reconstituons à grands frais d'un bout à l'autre aujourd'hui, que les passages valeureux qu'il avait su reconnaître ; obligeant le compositeur jamais assuré du succès à tenter de les réintégrer dans une autre œuvre qui aurait plus de chance d'être admise en totalité. L'ennui ne s'était pas encore imposé en tant qu'ingrédient nécessaire d'une culture élitiste étatisée et comme telle, devant être respectée.
Comme on est loin ici des idées fort sages encore aujourd'hui entretenues sur le style classique que nous uniformisons avec un souci des convenances et une conception de la musicalité qui précisément n'ont rien de classique ! On peut, à ce sujet, s'essayer à comprendre les interprétations d'airs du XVIIIème et du début du XIXème que Garcia présente dans son livre. Etude des souffles émotionnels avant, après chaque membre de phrase, identification de l'état d'âme, du timbre lui correspondant, de son intensité : tout est signification, émotion, contrastes saisissants, renversement possible des principes comme dans ce passage d'un air de Sarah tiré du "sacrifice d'Abraham", opéra de Morlachi, où, étant donné le désespoir de l'héroïne, l'actrice doit, jusque dans l'aigu, arracher de sa poitrine des sons dont le "timbre criard" sera ici accordé à la violence de la douleur éprouvée. Cette quête perpétuelle de l'intériorité de l'art, de sa violence comme de sa douceur, de son calme comme de son "délire de notes", avait certes besoin d'un garde-fou ; et ce garde-fou ne pouvait être pour l'acteur que la connaissance et la maîtrise la plus complète de ses moyens vocaux et le développement d'une agilité vocale confinant au surhumain, touchant au divin... Et on comprend que les acteurs ayant acquis cette agilité aient été parfois tentés de s'en contenter, s'éloignant des exigences profondes de l'art, renonçant à "élever le public". Une vieille cire fait entendre une chanteuse wagnérienne allemande de second plan qui étudia avec M. Garcia ; dans un air brillant d'un autre style, elle tient sur une note haute, un trille éclatant qui dure quinze secondes... Une telle maîtrise du souffle n'est-elle pas en elle-même un dépassement qui peut être mis au service de l'art ?
La connaissance que Garcia avait de la voix humaine sur un plan qui réunissait l'observation scientifique, la physiologie, l'étude des passions et de leurs effets, la pantomime et le souci d'un Beau Idéal destiné en conscience à "l'éducation des foules"... représente comme un sommet dont nous n'avons cessé de nous éloigner. Pour des raisons d'ordre général qui peuvent être résumées par la déclaration de Rossini rendant compréhensible son rifiuto : "Maintenant il n'y a plus que la rapine, la vapeur et les barricades qui les intéressent... Pour vivre, la musique a besoin d'Idéal". Raccourci saisissant qui met dans le même panier le pouvoir et l'argent, la technologie sans frein dévoratrice d'énergie et les révolutions idéologiques : toutes choses qui, aujourd'hui, posent comme un unique problème.
Et en contemplant ces foules nostalgiques qui se rendent aux représentations de ces opéras constituant le répertoire enseigné jadis par M. Garcia, on se prend à penser que le besoin mélodique n'a pu être annihilé par l'ère industrielle qui imposa la musique à système et "à fracas" comme on disait au siècle dernier ; on se dit aussi qu'un Beau Idéal mélodique peut renaître et qu'en fin de compte, Stendhal ne se trompait pas lorsqu'il annonçait que la mélodie allait encore gagner en dépouillement et en expressivité et qu'elle reprendrait la priorité sur l'orchestre livré à la pesanteur de notre société...
Et c'est bien dans cette attente optimiste que le sommet de connaissance de l'art atteint par Manuel Garcia mérite d'être revisité et, s'il se peut, encore rehaussé. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail des absurdités, des erreurs qui depuis un siècle sont accumulées relativement à la voix humaine. La polémique est ici impossible parce que les réalités concernant la voix humaine ont été occultées par la science elle-même qui a pris pour des données physiologiques indiscutables ce qui n'était que conventions peu à peu imposées au chanteur officiel dans le cadre évolutif (ou involutif) d'une société donnée : la nôtre.
Si quelqu'un est en mesure de nous aider aujourd'hui à briser le carcan des idées reçues et des conditionnements : c'est bien Manuel Garcia. Cependant son livre dont bien des passages ont été interprétés d'une manière erronées de façon à justifier les affirmations actuelles ou à affirmer leur supériorité, ne suffit pas, de prime abord du moins, à dissiper les malentendus et à détendre la crise... Ce domaine de la voix, tout comme celui de la résonance d'ailleurs et pour les mêmes raisons, est devenu éminemment passionnel, depuis qu'on l'a voulu saisir et qu'on s'est déterminé à le connaître de l'extérieur par l'observation mécanique. Nous avons dit combien Garcia avait été préparé à éviter ce piège de l'extériorité, combien pour lui une unité métaphysique de principe ne pouvait se saisir sous la forme d'une unité physiologique assimilable à un mécanisme unique.
Pour approcher avec le maximum de précision ce que Garcia a reconnu de la voix humaine, le mieux est de commencer par refaire la présentation qu'il fît à l'Académie des Sciences de Paris le 16 novembre 1840. Cette présentation s'effectua sous la forme d'un mémoire rédigé par lui et chacune de ses déclarations fut illustrée vocalement par un de ses élèves, hommes et femmes.
L'acteur, chanteur, dramaturge, compositeur et pédagogue que je suis a, dès sa prime jeunesse, reconnu dans le livre sur l'art du chant l'Idéalité sans âge dont il était animé.
Le livre, si difficile à saisir sur le plan pratique, se laissa cependant peu à peu déchiffrer. Cela prit bien des années et me conduisit, étant donné les ouvertures multiples de ma propre voix et celles de ma propre écriture dramatique et musicale, vers des régions qui peut-être sont devenues quelque peu étrangères au livre et auxquelles, il est vrai, j'avais rêvé dès ma tendre enfance. Une énigme, importante pour moi, demeure : Garcia n'aborde pas, pour des raisons que j'ignore car il devait le connaître et ses sœurs le pratiquer (peut-être le rangeait-il comme jadis parmi les secrets d'école qu'on ne livrait qu'aux élèves ayant longuement mérité ... ) ce registre nommé parfois quatrième ; tout semblable à du cristal, d'une étonnante richesse harmonique en relation directe avec sa douceur, l'usage systématique du vibrato d'école l'a éloigné du chant. Eloignement provoquant aussi des inversions du sens puisque ce timbre, habituellement exigé jadis sur des notes situées au-dessus du registre ordinaire, ne peut être remplacé, si on ignore comment le produire, que par un son forcé. Garcia, donnant un exemple de chant masculin de ténor, manifestant un sentiment de tendresse filiale douloureuse, reproduit le "asile héréditaire" d'Arnold ; et il rappelle qu'avant les sanglots qui terminent l'air, Rossini a voulu un contre-ut pianissimo que les chanteurs depuis bien longtemps sont tenus de crier le mieux possible alors qu'ils ont dans le gosier et le cœur, de quoi suivre tout à fait la volonté du maestro. De même, un contre-ut du rôle de contralto de Fidès dans le Prophète de Meyerbeer, rôle créé par Pauline Viardot, doit être émis avec cet étonnant registre. La présentation que je fis de l'Ecole de Chant Manuel Garcia le 2 juin 1996 au Musée Tourgueniev fut nécessairement succinte. Je souhaite que ce texte donne envie d'en savoir davantage.
Je propose de refaire en public, dans toute la mesure du possible, la présentation des données réelles des voix masculines et féminines, de leurs similitudes comme de leurs différences. Susceptible d'éclairer la compréhension d'ouvrages anciens, le mémoire de Manuel Garcia est aussi capable de guider, par une plus véritable connaissance de la voix humaine, la venue d'un art lyrique et dramatique renouvelé de l'ancien et consacré à la plus haute expression de l'âme humaine et universelle.

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