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Le fondement immémorial
de l'école de chant Manuel Garcia
Ainsi que le déclare en 1889, le musicologue Constant
Pierre, la voix des femmes, au cours du siècle, avait moins changé
que celle des hommes qui, amputée peu à peu du registre
de fausset-tête, avait été tenue, avant l'invention
de l'enregistrement hélas ! de se plier au dogme désormais
établi de la différence d'octave entre les sexes. Différence
que les chanteuses lyriques seront tenues de renforcer lorsque l'enseignement
des conservatoires leur interdira ce registre de poitrine désormais
abandonné avec condescendance aux chanteurs populaires... De vieilles
cires permettent, certes, d'entendre des voix de femmes encore formées
à la vieille école, certaines sans aucun doute par Garcia
lui-même, de ses élèves ou par sa sur Pauline
; leur son de base est appuyé profondément, sans vibrato,
clair et énergique ; l'étendue du registre de poitrine dépasse
parfois l'octave, ce qui rend justice à Vivaldi qui déclarait
"qu'il n'y avait point de chant noble sans une octave de voix naturelle".
Il est presque inimaginable que ceux qui se chargent des reconstitutions
de l'ancien répertoire ne cherchent pas à retrouver le secret
d'une maîtrise aussi exemplaire des deux natures de la voix ;
maîtrise qui, d'ailleurs, était aussi exigée des voix
masculines (en particulier de ce ténor contraltino doté
de notes graves), lorsque les précautions prises au moment de la
mue avaient permis de conserver une partie du registre de fausset-tête.
La confusion est telle dans un domaine où pourtant le chant populaire
de presque tous les peuples était versé, que sans l'exemple
concret directement manifesté, il paraît aujourd'hui impossible
de se faire entendre par le seul discours.
Certes, Garcia lui-même ne pouvait pas en fin de siècle,
étant donné les exigences du nouveau répertoire,
enseigner, du moins aux hommes, tel qu'il avait enseigné en 1835 !
La tension désormais imposée aux hommes dans la partie aiguë
du premier registre avait entraîné le recours bientôt
systématique, au sombrage qu'on nommera "couverture du son"
et au placement de ce registre viril en tête et dans l'arrière-nez
afin de l'étendre vers un aigu réalisé aux dépens
du grave : ce que précisément l'école ancienne
condamnait au nom du naturel qui part de l'énergie de la poitrine
comme chez le rossignol, sonne clair et porte loin la parole.
Dans l'édition de 1901, Garcia fait une discrète allusion
aux impératifs de "la mode" ; pourtant il n'élimine
pas de son livre les exercices destinés au passage d'une voix à
l'autre pour les deux sexes et sans différence d'octave. La zone
où il est possible de prendre une voix ou bien l'autre est en effet
la même pour les deux sexes, sans différence d'octave ;
il n'y a plus que des différences individuelles. De même,
Garcia n'enlève pas les références aux chanteurs
célèbres de jadis qu'il avait connu et admiré et
qui utilisaient des registres fort divers leur permettant parfois d'être
entendus sur trois octaves de voix... Le célèbre médecin
laryngologue Bennati n'était-il pas lui-même un de ces chanteurs
virtuoses ? Comment Garcia aurait-il pu oublier que son père
qui avait créé le rôle gracieux d'Almaviva avait aussi
créé celui d'Othello qui comporte de nombreuses notes plus
graves que le rôle du don Juan de Mozart qu'il avait aussi chanté,
sa voix étant par le bas, celle d'un "fort baryton" ?
Comment aurait-il pu oublier que sa sur Maria dont la voix montait
et descendait en poitrine aussi haut et aussi bas que celle d'un ténor
aigu avait osé chanter le rôle d'Othello, elle qui avait
aussi été une charmante Rosine ? Comment aurait-il
pu, maintenant que le rôle de la Somnanbule était confié
au soprano léger ne plus se souvenir du chant de la créatrice,
cette admirable Pasta qui, si souvent, avait obtenu un égal succès
dans les rôles de soprano dramatique ou de contralto ? Comment
aurait-il pu cesser d'être de tout cur avec sa sur Pauline
qui enseignait encore à Paris et qui, elle aussi tragédienne
sublime, avait tout chanté, Orphée, Norma et la Somnambule ?
La délivrance de tant de possibilités extraordinaires ne
résultait d'ailleurs pas seulement d'un exercice physique obstiné
conduit par une fermeté thoracique admirablement développée,
mais aussi de la quête perpétuelle, exaltante de l'Idéal,
du Beau et du Vrai souvent puisés à même la vie et
qui, dans l'homme, résident dans ce qu'on nommait "le foyer
de l'âme", source de tous les élans de l'Etre.
Le fondement immémorial de l'école de chant Manuel Garcia
est d'être une école basée sur l'étude en conscience
et en acte des "mouvements de l'âme". Les diverses émotions,
les passions y sont observées au niveau de leurs effets sur le
souffle, sur les organes divers qui concourent ou paraissent concourir
à la phonation et à l'élaboration des différents
timbres de la voix, sur la pantomime qui, d'un point de vue visuel, résume
le tout et complète l'unité de la manifestation artistique.
Il est conseillé à l'Acteur de s'inspirer de représentations
imaginaires puissantes et bien choisies susceptibles de lui permettre
d'accéder à une vérité dramatique intense.
Nous verrons plus loin que cette étude nécessairement fort
longue de la vérité expressive à laquelle est réservée
la seconde moitié du livre (50 pages sur 100) est déjà
préparée par les observations préliminaires du mémoire
de 1840 et par les principes qui animent les premiers exercices du livre.
En 1901, Manuel Garcia avait encore quelques années à vivre
puisqu'il mourra en 1906, à l'âge de 101 ans. Dans cette
édition de 1901, en guise de dernier avertissement, Manuel Garcia
parait prendre congé en évoquant cette tâche "ingrate"
qui fut la sienne et par laquelle il tenta de fixer des vérités
qui, le plus souvent, ne sont manifestées par l'artiste que grâce
à son "instinct".
Ici apparaît l'homme de science qui a tenté de joindre à
l'étude de la physiologie en plein progrès au cours du siècle,
celle que nous appellerions aujourd'hui la psychologie des profondeurs
; celle-ci, toutefois, étant pour lui, indistincte de ces manifestations
physiologiques les plus immédiates, les plus spontanées,
les plus reliées à cette "Unité" de la
vie et de l'art à laquelle un paragraphe du livre est consacré.
En prenant congé avec comme une ombre de tristesse bien compréhensible,
Manuel Garcia s'adresse à ceux qui poursuivront son étude
qu'il sait depuis toujours à jamais incomplète, puisque
ces "mouvements de l'âme" qu'il a étudiés
et diversifiés avec un sens de l'observation psychologique vraiment
extraordinaire, il n'ignore pas qu'ils sont innombrables et sans cesse
recréés autrement par tous ces êtres, acteurs, chanteurs
ou ni l'un ni l'autre, qui les vivent et les manifestent dans une même
Unité.
Il y a aujourd'hui une étude minutieuse qui mérite d'être
entreprise avec ce maximum d'objectivité et de finesse mêlées
dont Garcia fit preuve dès les premiers principes déclarés
de son Ecole en distinguant pour le registre de fausset-tête comme
pour celui de poitrine, le timbre clair et le timbre sombre.
Cette autre dualité de base conduisant à de nombreux exercices
n'est d'ailleurs pas sèchement mécanique : sa raison
d'être étudiée et maîtrisée avec toutes
les nuances imaginables, repose, comme toujours chez Garcia, sur une observation
relevant du domaine de l'âme et qui, à elle seule, détermine
une méthode de travail destinée à développer
un grand esprit de finesse et un regard intense sur les divers états
émotionnels. Cette donnée sensible est la suivante : toute
émotion, toute passion, toute action mettant en jeu un mouvement
de l'âme "clair" doivent être exprimées par
une des nuances du timbre clair ; tout mouvement de l'âme "sombre"
doit être exprimé par une des nuances du timbre sombre. Si,
d'une manière générale et pour des raisons unitaires
qui accordent le psychologique et le physiologique, le timbre clair, favorable
à l'intensité et à l'éclat, se manifeste le
col plutôt levé, parfois même renversé en arrière
comme dans une tragédie antique ("timbre déchirant
de poitrine" dit Garcia), le timbre sombre, lui, se manifeste le
col baissé, le menton sur la poitrine pour entraîner, correspondant
à un état psychique déterminé, une sorte de
grossissement de la voix dû au maintien du larynx en bas et qui,
nous dit Garcia avec insistance, ne détermine aucunement sa "puissance"
(sauf en disque ... ) et même parfois peut conduire à sa
"sourdité", et à son absence quasi totale de portée.
Col relevé, col baissé, sont déjà deux détails
révélateurs des multiples figures de la pantomime et de
la gestuelle la plus spontanée qui les accompagne et les complète.
Ces observations judicieuses avaient été faites par les
maîtres des siècles précédents, qui les transmettaient
par l'intériorité comme par la maîtrise des sensations
organiques, au prix d'une longue étude. Il est aisé de comprendre,
étant donné les valeurs essentiellement extraverties transmises
par la déclamation et le chant dramatique occidental, pourquoi
le timbre clair qui correspond d'ailleurs à plus de jeunesse et
d'ouverture était jadis le timbre de base offrant déjà
tant de modalités qu'il n'était pas permis de s'en éloigner
sans des impératifs liés au sens. Quant au timbre sombre,
col baissé, par un de ces phénomènes culturels qu'il
serait trop long d'analyser ici, il est devenu la règle des écoles
dites "classiques" depuis un long temps déjà ...
A tel point qu'on reconnaît le chanteur classique - n'est-ce
pas aberrant ? dès les premiers sons émis, quoi qu'il
interprète. Et on assiste, au théâtre, à d'innombrables
contresens que Garcia a dénoncés à l'avance ; contresens
gommés, il est vrai, par le fait que ce timbre sombre exagérément
porté en tête et à l'arrière du nez se révèle
le plus souvent tellement impropre à laisser passer une claire
parole qu'on ne se trouve guère en mesure de juger s'il est aussi
impropre ou non à exprimer l'action dramatique en cours et l'état
d'âme qui lui correspond. Veut-on un exemple ? Ce grand air
du Barbier de Séville qu'on entend si souvent chanté avec
cette voix rengorgée, cherchant le volume, Garcia demande qu'on
l'entonne avec le timbre clair éclatant. Pourquoi ? Eh bien !
parce que la voix rengorgée donne ici, même y mêlant
une joie saine, une indéniable impression de fatuité ;
or la joie du Barbier de Séville est pure énergie, c'est
une joie libre comme l'air, claire et légère. La liberté
ne se rengorge pas.
Certes, en 1901, la tentation d'étudier la voix d'un point de vue
mécaniste était déjà active avec toutes les
réductions qu'elle implique. Et si Richard Wagner, grand acteur
lui-même, avait recommandé l'étude du livre de Garcia
pour la formation de ses chanteurs : n'en doutons point, c'était
parce qu'il y avait perçu une donnée idéale qui,
sans aucun doute, lui échappait à lui-même en partie.
Certes il n'avait pas besoin pour son art de tout le contenu de la méthode
et sa déclamation qu'il voulait parfaite ne put être réalisée
sans une couverture exagérée du son qu'il ne souhaitait
pourtant pas et qui, même à Bayreuth, la perturbe grandement.
En 1901, en réalité, le livre avait quelque chose d'anachronique
depuis déjà plusieurs décades.
Publié pour la première fois en 1841, il maintenait comme
un lien subtil entre l'école du XVIIIème siècle dont
son père et lui-même avaient recueilli l'enseignement auprès
des maîtres encore en vie et les diverses manières qui épousaient
le courant romantique.
Ne nous y trompons point : la démesure romantique et, en particulier,
l'étendue extraordinaire tous registres attendue des voix humaines
étaient héritées de l'époque précédente
dont toute une partie du répertoire demeure, aujourd'hui, inaccessible
à nos chanteurs de renom.
En rapport immédiat avec cette étendue vocale du chanteur
virtuose, rappelons que le chanteur romantique était encore tenu
de savoir improviser et qu'il était souvent jugé sur son
aptitude à accroître par ses "coups de folie",
par ses "actes de délire" (tels sont les termes en usage)
le sens dramatique de telle ou telle situation. Si Rossini avait tenté
de ramener le chanteur à la règle qui jadis stipulait que
lors de sa première apparition, le thème devait être
présenté tel que le compositeur l'avait fixé, il
n'avait certes pas mis un terme à cette faculté inventive
sans laquelle, en son temps, aucun chanteur ne pouvait accéder
à la renommée. Et l'école Garcia est faite pour un
tel chanteur acteur. Ce qui a peu à peu transformé le chanteur
délivrant les accents de son âme en simple instrument d'un
orchestre lui-même de plus en plus discipliné : c'est précisément
l'alourdissement d'une science harmonique démultipliant les dissonances,
ne ménageant plus nul repos, enserrant l'acteur dans le réseau
d'une instrumentation lui interdisant toute initiative.
Or, en 1901, tout était accompli et cette épaisseur orchestrale
avait depuis un certain temps déjà, exigé un nouveau
type de chanteur : en plus robuste, en plus vaillant, et plus profondément
appuyé en poitrine et davantage fidèle au langage... à
peu près celui que nous connaissons aujourd'hui. Cette robustesse,
cette fermeté, cette vaillance, héritées de la vieille
école ne pouvaient se maintenir sans la légèreté,
l'agilité et la grâce qui, elles aussi, faisaient partie
intégrante de cette école que Manuel Garcia proposait encore
en ce début du XXème siècle. Cette école était
encore basée sur la connaissance des styles présentés
en fin d'ouvrage. Ces styles, universels, immémoriaux, déterminés
par les états d'âme humains allant du sacré au bouffe,
en passant par l'héroïque, le charme (style de grâce
et de manière), le monosyllabique tragique etc. étaient
déjà en passe d'être remplacés par le formalisme
de systèmes musicaux qui, se développant en marge de la
nature et de la vie allaient anéantir tant de si subtiles différenciations
et imposer un son uniformisé, passe-partout !...
Certes, ce retour naturel des choses disparues fait qu'on peut, sans risque
d'erreur, imaginer que l'acteur-chanteur recouvrera dans un futur peut-être
tout proche ce droit à l'expression profonde et à l'invention.
Mais cette invention obéira nécessairement à d'autres
données musicales que celles qui sont consignées dans le
livre. Le Beau Idéal, émanant d'un profond sentiment d'unité,
propose à chacune de ses manifestations, un visage nouveau. Et
les reconstitutions d'ouvrages de l'époque baroque ou romantique
ne parviennent pas à ressusciter le souffle particulier qui favorisait
l'invention de l'acteur et générait toute une mise en scène
spontanée qui ne correspond plus à nos enfermements formalistes.
Par contre, nous l'avons dès l'abord affirmé : le livre
de Manuel Garcia est un puissant livre de vie ; il est le témoignage
fervent laissé, à l'époque scientiste, par un savant
authentique dont les dons d'observation ne tentèrent jamais d'éloigner
ces données relevant de l'indéterminé, du mouvement,
de l'insaisissable et qui font qu'aujourd'hui même, si d'un côté
la psychologie ne parvient pas à être reconnue comme science
à part entière, d'un autre côté les sciences
dites exactes sont en passe de reconnaître les effets de tout un
jeu d'influences psychiques diverses susceptibles de donner un sens à
la part d'indétermination et d'erreur qui accompagne inexpliquablement
l'expérimentation la plus rigoureuse et la plus répétitive
en apparence.
La méthode scientifique de M. Garcia consista précisément,
dès que les aspects mécaniques d'une manifestation vocale
étaient saisis, à observer que ces réalités
pouvaient être étendues, réduites par le jeu intime
des émotions, des passions, jusqu'à leur plus complet renversement
toujours susceptible de réduire à néant le but recherché.
C'est cette forme supérieure de l'objectivité qui conduisit
Garcia à, sans cesse, mettre en garde contre l'excès sans
cependant l'exclure si le sens psychique, si le "mouvement de l'âme"
l'exigent. L'école Garcia n'est pas au service de cette esthétique
du "son pour le son" qui n'apparaît qu'aux époques
de moindre création et de rabâchage d'ouvrages dont le sens
est comme usé, dont la parole n'intéresse plus. Cette esthétique
là, toujours uniformisatrice, néglige cette primauté
du langage que tous les grands maîtres, compositeurs ou chanteurs
du passé, ont sans cesse proclamée dans leurs écrits
et enseignée.
Rappelons que le public de jadis était un public chantant et récitant,
qu'il était, même encore illettré, animé par
une vaste culture commune et que ces "mouvements de l'âme"
ne l'atteignaient que s'ils étaient sincères et le touchaient
au plus profond de lui-même, de son être. Ce public que l'on
dit indiscipliné était aussi un public exigeant qui, sur
le plan du Beau Idéal et du sens, demandait beaucoup. Il était
sans cesse déçu, ne retenant habituellement d'ouvrages,
que nous reconstituons à grands frais d'un bout à l'autre
aujourd'hui, que les passages valeureux qu'il avait su reconnaître ;
obligeant le compositeur jamais assuré du succès à
tenter de les réintégrer dans une autre uvre qui aurait
plus de chance d'être admise en totalité. L'ennui ne s'était
pas encore imposé en tant qu'ingrédient nécessaire
d'une culture élitiste étatisée et comme telle, devant
être respectée.
Comme on est loin ici des idées fort sages encore aujourd'hui entretenues
sur le style classique que nous uniformisons avec un souci des convenances
et une conception de la musicalité qui précisément
n'ont rien de classique ! On peut, à ce sujet, s'essayer à
comprendre les interprétations d'airs du XVIIIème et du
début du XIXème que Garcia présente dans son livre.
Etude des souffles émotionnels avant, après chaque membre
de phrase, identification de l'état d'âme, du timbre lui
correspondant, de son intensité : tout est signification, émotion,
contrastes saisissants, renversement possible des principes comme dans
ce passage d'un air de Sarah tiré du "sacrifice d'Abraham",
opéra de Morlachi, où, étant donné le désespoir
de l'héroïne, l'actrice doit, jusque dans l'aigu, arracher
de sa poitrine des sons dont le "timbre criard" sera ici accordé
à la violence de la douleur éprouvée. Cette quête
perpétuelle de l'intériorité de l'art, de sa violence
comme de sa douceur, de son calme comme de son "délire de
notes", avait certes besoin d'un garde-fou ; et ce garde-fou ne pouvait
être pour l'acteur que la connaissance et la maîtrise la plus
complète de ses moyens vocaux et le développement d'une
agilité vocale confinant au surhumain, touchant au divin... Et
on comprend que les acteurs ayant acquis cette agilité aient été
parfois tentés de s'en contenter, s'éloignant des exigences
profondes de l'art, renonçant à "élever le public".
Une vieille cire fait entendre une chanteuse wagnérienne allemande
de second plan qui étudia avec M. Garcia ; dans un air brillant
d'un autre style, elle tient sur une note haute, un trille éclatant
qui dure quinze secondes... Une telle maîtrise du souffle n'est-elle
pas en elle-même un dépassement qui peut être mis au
service de l'art ?
La connaissance que Garcia avait de la voix humaine sur un plan qui réunissait
l'observation scientifique, la physiologie, l'étude des passions
et de leurs effets, la pantomime et le souci d'un Beau Idéal destiné
en conscience à "l'éducation des foules"... représente
comme un sommet dont nous n'avons cessé de nous éloigner.
Pour des raisons d'ordre général qui peuvent être
résumées par la déclaration de Rossini rendant compréhensible
son rifiuto : "Maintenant il n'y a plus que la rapine, la
vapeur et les barricades qui les intéressent... Pour vivre, la
musique a besoin d'Idéal". Raccourci saisissant qui met
dans le même panier le pouvoir et l'argent, la technologie sans
frein dévoratrice d'énergie et les révolutions idéologiques
: toutes choses qui, aujourd'hui, posent comme un unique problème.
Et en contemplant ces foules nostalgiques qui se rendent aux représentations
de ces opéras constituant le répertoire enseigné
jadis par M. Garcia, on se prend à penser que le besoin mélodique
n'a pu être annihilé par l'ère industrielle qui imposa
la musique à système et "à fracas" comme
on disait au siècle dernier ; on se dit aussi qu'un Beau Idéal
mélodique peut renaître et qu'en fin de compte, Stendhal
ne se trompait pas lorsqu'il annonçait que la mélodie allait
encore gagner en dépouillement et en expressivité et qu'elle
reprendrait la priorité sur l'orchestre livré à la
pesanteur de notre société...
Et c'est bien dans cette attente optimiste que le sommet de connaissance
de l'art atteint par Manuel Garcia mérite d'être revisité
et, s'il se peut, encore rehaussé. Nous ne pouvons entrer ici dans
le détail des absurdités, des erreurs qui depuis un siècle
sont accumulées relativement à la voix humaine. La polémique
est ici impossible parce que les réalités concernant la
voix humaine ont été occultées par la science elle-même
qui a pris pour des données physiologiques indiscutables ce qui
n'était que conventions peu à peu imposées au chanteur
officiel dans le cadre évolutif (ou involutif) d'une société
donnée : la nôtre.
Si quelqu'un est en mesure de nous aider aujourd'hui à briser le
carcan des idées reçues et des conditionnements : c'est
bien Manuel Garcia. Cependant son livre dont bien des passages ont été
interprétés d'une manière erronées de façon
à justifier les affirmations actuelles ou à affirmer leur
supériorité, ne suffit pas, de prime abord du moins, à
dissiper les malentendus et à détendre la crise... Ce domaine
de la voix, tout comme celui de la résonance d'ailleurs et pour
les mêmes raisons, est devenu éminemment passionnel, depuis
qu'on l'a voulu saisir et qu'on s'est déterminé à
le connaître de l'extérieur par l'observation mécanique.
Nous avons dit combien Garcia avait été préparé
à éviter ce piège de l'extériorité,
combien pour lui une unité métaphysique de principe ne pouvait
se saisir sous la forme d'une unité physiologique assimilable à
un mécanisme unique.
Pour approcher avec le maximum de précision ce que Garcia a reconnu
de la voix humaine, le mieux est de commencer par refaire la présentation
qu'il fît à l'Académie des Sciences de Paris le 16
novembre 1840. Cette présentation s'effectua sous la forme d'un
mémoire rédigé par lui et chacune de ses déclarations
fut illustrée vocalement par un de ses élèves, hommes
et femmes.
L'acteur, chanteur, dramaturge, compositeur et pédagogue que je
suis a, dès sa prime jeunesse, reconnu dans le livre sur l'art
du chant l'Idéalité sans âge dont il était
animé.
Le livre, si difficile à saisir sur le plan pratique, se laissa
cependant peu à peu déchiffrer. Cela prit bien des années
et me conduisit, étant donné les ouvertures multiples de
ma propre voix et celles de ma propre écriture dramatique et musicale,
vers des régions qui peut-être sont devenues quelque peu
étrangères au livre et auxquelles, il est vrai, j'avais
rêvé dès ma tendre enfance. Une énigme, importante
pour moi, demeure : Garcia n'aborde pas, pour des raisons que j'ignore
car il devait le connaître et ses surs le pratiquer (peut-être
le rangeait-il comme jadis parmi les secrets d'école qu'on ne livrait
qu'aux élèves ayant longuement mérité ...
) ce registre nommé parfois quatrième ; tout semblable
à du cristal, d'une étonnante richesse harmonique en relation
directe avec sa douceur, l'usage systématique du vibrato d'école
l'a éloigné du chant. Eloignement provoquant aussi des inversions
du sens puisque ce timbre, habituellement exigé jadis sur des notes
situées au-dessus du registre ordinaire, ne peut être remplacé,
si on ignore comment le produire, que par un son forcé. Garcia,
donnant un exemple de chant masculin de ténor, manifestant un sentiment
de tendresse filiale douloureuse, reproduit le "asile héréditaire"
d'Arnold ; et il rappelle qu'avant les sanglots qui terminent l'air,
Rossini a voulu un contre-ut pianissimo que les chanteurs depuis bien
longtemps sont tenus de crier le mieux possible alors qu'ils ont dans
le gosier et le cur, de quoi suivre tout à fait la volonté
du maestro. De même, un contre-ut du rôle de contralto de
Fidès dans le Prophète de Meyerbeer, rôle créé
par Pauline Viardot, doit être émis avec cet étonnant
registre. La présentation que je fis de l'Ecole de Chant Manuel
Garcia le 2 juin 1996 au Musée Tourgueniev fut nécessairement
succinte. Je souhaite que ce texte donne envie d'en savoir davantage.
Je propose de refaire en public, dans toute la mesure du possible, la
présentation des données réelles des voix masculines
et féminines, de leurs similitudes comme de leurs différences.
Susceptible d'éclairer la compréhension d'ouvrages anciens,
le mémoire de Manuel Garcia est aussi capable de guider, par une
plus véritable connaissance de la voix humaine, la venue d'un art
lyrique et dramatique renouvelé de l'ancien et consacré
à la plus haute expression de l'âme humaine et universelle.
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